Klara et la bombeCrystal BennesCet article est un extrait du livre de lâartiste et chercheuse Crystal Bennes, consacrĂ© Ă Klara von Neumann, la femme du cĂ©lĂšbre mathĂ©maticien et physicien amĂ©ricano-hongrois John von Neumann. Celui-ci dresse une esquisse de portrait de celle qui, aliĂ©nĂ©e dans une relation hĂ©tĂ©ropatriacale, nâaura eu de cesse de se dĂ©rober, refusant de raconter dans son autobiographie sa participation Ă la construction de lâordinateur moderne, et sâeffaçant dans une correspondance qui ne laisse Ă©chapper que le pseudo « gĂ©nie » de son mari. De par sa participation Ă une entreprise de guerre, Klara von Neumann reste une figure problĂ©matique dont il nâest pas possible de cĂ©lĂ©brer le travail sans questionner les objectifs poursuivis par les constructeur·ices de lâordinateur. GrĂące Ă son fonctionnement par montage et son refus dâeffacer le travail dâenquĂȘte et ses impasses, ce texte sâaffirme aussi comme une rĂ©flexion sur la possibilitĂ© dâune histoire fĂ©ministe de lâinformatique moderne, en quoi il fait Ă©cho Ă une autre biographie impossible, le Zero and Ones de Sadie Plant, texte phare du cyberfĂ©minisme consacrĂ© Ă la pionniĂšre de lâinformatique Ada Lovelace. Comme Plant, Crystal Bennes refuse de mener une historiographie fĂ©ministe en laissant la mĂ©thode inchangĂ©e, et en se contentant de remplacer les figures masculines par des figures fĂ©minines. Dans ce cas prĂ©cis, les pionniĂšres de lâinformatique Ă©taient, comme leurs homologues masculins, impliquĂ©es dans la rĂ©alisation de calculs et simulations qui permirent dâexpĂ©rimenter la bombe atomique, la bombe Ă hydrogĂšne ou lâenvoi de missiles balistiques. Comment alors glorifier la contribution des femmes Ă lâinformatique moderne si celles-ci ont elles aussi contribuĂ© Ă cette entreprise de destruction ? Si Bennes choisit dâattirer lâattention sur les structures qui ont empĂȘchĂ©, et qui empĂȘchent encore, une histoire fĂ©ministe de lâinformatique, câest par souci de donner Ă saisir comment la recherche de lâefficacitĂ© et dâune rĂ©demption empressĂ©e qui pourrait caractĂ©riser ces nouveaux rĂ©cits font justement partie dâun style de pensĂ©e que le fĂ©minisme doit ĂȘtre amenĂ© Ă examiner, et Ă critiquer.Design tactiqueNolwenn MaudetLâessai de la designer Nolwenn Maudet retrace un courant furtif de la rĂ©sistance aux plateformes numĂ©riques : les ruses qui consistent, via une extension de navigateur, Ă injecter une couche de programmation de maniĂšre Ă contrevenir aux obligations des plateformes (les bandeaux de cookies par exemple). Face Ă des plateformes que lâon peine Ă quitter malgrĂ© leurs dĂ©fauts, lâalternative qui nous est souvent prĂ©sentĂ©e est dâaller voir la concurrence (fuir Twitter et crĂ©er un compte sur Mastodon par exemple). Maudet nous prĂ©sente une autre voie, en mode mineur, celle des logiciels parasites qui pallient Ă certains mĂ©faits des plateformes, pour mieux mettre en relief les limites de la posture de critique par lâexpĂ©rimentation qui les accompagne.Câest quoi le code ?Paul FordCe long texte du programmeur Paul Ford fait le portrait dâune figure contrastĂ©e : un vice-prĂ©sident dâune grande entreprise non identifiĂ©e qui, loin de lâarchĂ©type de lâentrepreneur control freak, navigue avec ignorance dans lâincomprĂ©hensible bazar quâest la rĂ©novation dâun site Web. Ce rĂ©cit dâune refonte menĂ©e par un chef de projet hipster oscille entre le registre de la satire mondaine, avec ce quâil faut dâempathie et dâironie pour le folklore de cette pseudo-nouvelle avant-garde du monde de lâentreprise, et le guide touristique et pĂ©dagogique, qui nous guide dans la profusion fantasmagorique des multiples langages de programmation. Au-delĂ , il incarne Ă merveille la façon dont les programmeur·euses, aussi brillant·es soient-iels, opĂšrent bien plus souvent quâon ne le croit au diapason des impĂ©ratifs bureaucratiques et Ă©conomiques des entreprises. Si les inventeurs dâApple pouvaient faire flotter un drapeau pirate au-dessus du garage quâĂ©tait le Homebrew Computer Club, il est Ă©vident que le dĂ©veloppement logiciel est devenu une subculture dâentreprise, dont les revendications dâautonomie et dâextĂ©rioritĂ© paraissent souvent superficielles, rĂ©siduelles, ou du moins limitĂ©es Ă une portion congrue de la vie au travail. De lâautre cĂŽtĂ©, ce portrait du dirigeant perdu devant le jargon informatique peut nous laisser une impression dâinachevĂ© : il devrait pouvoir comprendre. Faudrait-il quâil apprenne lui aussi Ă coder ? Paul Ford ne rĂ©pond pas clairement Ă cette injonction croissante, mais nous montre ici ce que peut ĂȘtre une « culture du code » qui ne passe pas uniquement par la pratique, mais aussi par la connaissance des façons dont le code, au-delĂ des rituels, est souvent surinvesti comme une esthĂ©tique et une Ă©thique du « travail bien fait » â ce qui veut Ă©videmment dire quâelle risque de laisser tout le reste de cĂŽtĂ© (Paul Ford, qui finit en se disant heureux dâavoir vĂ©cu « la plus grande pĂ©riode dâexpansion du capital », nâĂ©voque pas ici ses consĂ©quences sociales et Ă©cologiques).